Michel Bouquet, malade des planches
Théâtre. A 82 ans, le grand acteur reprend le costume du « Malade imaginaire ». Confessions d’un interprète hors du commun.
Comment se passe la première rencontre avec les spectateurs après tant de répétitions ? Michel Bouquet. C’est un à-coup ! Tout ce qu’on a préparé s’illumine à la lumière du public. C’est lui qui éclaire notre jeu par ce qu’il ressent, et qui donne les réponses, la forme définitive. Et il n’y a pas à revenir sur l’opinion des gens au moment où ils reçoivent la pièce. Vous avez déjà joué “Le malade imaginaire” il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui, le public réagit-il différemment ?
A l’époque, les gens restaient dans la fantaisie. Ils s’amusaient en se demandant si le malade Molière était attaché à la vie. Aujourd’hui, le public y voit plus d’angoisses, plus d’inquiétudes. Il apporte souvent des démentis à ce que nous avons préparé.
En donnant cette importance au public, ne relativisez-vous pas la nécessité de la mise en scène ? Je suis en plein accord avec Georges Werler. Mais je recherche le point de vue de l’auteur et creuse ce que je pense moi-même des personnages. Le metteur en scène laisse les acteurs avoir raison avec l’auteur et les spectateurs. Lui a un point de vue intellectuel. Mais il faut dissocier la pensée du spectacle de la chair du spectacle. Qu’est-ce qui fait le théâtre ? C’est le public. Si on cherche à l’influencer, si tout passe par le cerveau du metteur en scène et des acteurs, le public s’ennuie. Il n’est pas là pour recevoir des leçons. En tant qu’interprète, je n’ai pas à être intelligent. Le rôle de l’acteur, c’est l’intuition. Je n’aime pas les acteurs intellectuels. On est là pour faire exister, pour faire sentir les choses, pas nécessairement pour les comprendre.
Quel devrait donc être le rôle du metteur en scène ?J’ai travaillé avec beaucoup de metteurs en scène. Les plus passionnants étaient ceux qui ne s’occupaient pas beaucoup des acteurs. Je pense à Planchon ou à Krejca, le metteur en scène tchèque qui, au Festival d’Avignon de 1978, avait réuni Georges Wilson, Rufus, José-MariaFlotats et moi-même dans “En attendant Godot”. Il ne nous indiquait même pas nos places en scène, mais nous parlait de Staline qui se collait des poils sur la poitrine, citait une phrase de Shakespeare, racontait des histoires. Nous étions inquiets. Grâce à cette angoisse dans laquelle nous avons pataugé trois semaines, tout s’est éclairci d’un coup. Il avait nourri en nous un sentiment. Et ce sentiment, c’était la mise en scène !
Quelle idée avez-vous d’Argan ?C’est l’un des personnages de Molière les moins discernables. Il est mystérieux, bizarre, spongieux. Il y a toujours une bataille dans les héros de Molière : il règle ses comptes avec lui-même. Argan, c’est le Molière qui va mourir. Il montre au public, qui ressent cela de façon très forte, qu’on peut vivre sans se connaître. C’est une création immense, énigmatique, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire du théâtre.
“A 80 ans, je commence à savoir dessiner”, affirmait Hokusai. Diriez-vous, à bientôt 83 ans, que vous progressez dans votre métier ?C’est une phrase de créateur et je ne suis pas un créateur. J’essaie d’être un interprète, un curieux qui ne fait pas la synthèse de tout ce qu’il fait.
Vous allez pourtant laisser derrière vous un style et un enseignement !Les acteurs ne font que du travail d’interprète. Laurence Olivier ou bien Robert De Niro dans les films de Scorsese, aussi monumental que cela soit, ne sont pas des créateurs. Les acteurs tendent à ne voir que leur personnage. C’est un signe de faiblesse, et aussi un défaut acceptable.
Quels souvenirs dominent quand vous regardez votre carrière ? Vous vous souvenez de Gérard Philipe et d’autres grands partenaires ?Oui, bien sûr, mais mes vrais partenaires c’est surtout Molière, Shakespeare, Thomas Bernhard, Wilhelm Furtwängler, la Callas, ou l’architecte qui a fait les pyramides... La nature me touche également. Et on peut même y ajouter des choses laides. Tout est chez moi recherche d’émotions.
Cette quête d’émotions n’est-elle pas une quête folle ?C’est une vie fatigante qui entretient la vie. Par l’art, je comprends le monde. Et qu’il sera temps qu’un jour je m’en aille.
« Le malade imaginaire », théâtre de la Porte-Saint-Martin, Paris, tél. : 01 42 08 00 32.